Introduction au dossier thématique présenté par la revue L’Archéologie Industrielle en France
n° 49, Décembre 2006
Avec le dossier thématique de ce numéro, l’AIF revient sur une question d’actualité, déjà débattue au colloque du CILAC au Creusot en 2004, et, bien avant, à celui de Trégastel en 1994. Cette question nous semble constituer l’un des trois grands enjeux du patrimoine industriel en cette première décennie du XXIe siècle. Le premier de ces enjeux demeure la poursuite, sur les plans national et régional, de l’effort méthodique d’accumulation de connaissances sur ce patrimoine, l’approfondissement de ces connaissances et leur partage avec un public aussi large que possible, celui en particulier des décideurs au sein des collectivités territoriales. Un aspect essentiel de cet impératif : l’enseignement autour du patrimoine de l’industrie et la formation à ses métiers, et à ses plaisirs, de nouvelles cohortes de chercheurs et de spécialistes. Le deuxième enjeu concerne l’étude plus particulière et la sauvegarde raisonnée du patrimoine des industries du XXe siècle, un patrimoine sans doute moins aisément apprécié que celui des siècles antérieurs, et, par la nature même de ses formes construites – on pense aux silos, aux hauts fourneaux, aux gazomètres, aux tours à plomb ou de trempe, aux lavoirs de charbon, aux grandes grues portuaires, aux usines chimiques et aux raffineries…–, d’une conservation et d’une « réinsertion » économique moins évidentes. Le troisième enjeu est donc celui de la réutilisation du patrimoine industriel, l’invention, pour les anciens sites et bâtiments de production, de nouveaux usages qui ne gommeraient pas leur histoire, n’occulteraient pas leurs valeurs de témoignage.
La réutilisation, le changement d’usage des bâtiments, est un phénomène qui se trouve en filigrane dans toute l’histoire de l’architecture : des temples de l’Antiquité qui deviennent des églises, des églises transformées en granges, des bâtiments conventuels qui accueillent des filatures et autres manufactures, des hôtels particuliers mués en ministères ou musées, des moulins transformés en résidences ou restaurants, des écuries en garages, des carrières investies par des champignonnières… Depuis la fin des années 1970, toutefois, depuis l’émergence en France d’une nouvelle sensibilité portée par l’archéologie industrielle, cette démarche de réutilisation, consciente et raisonnée, est devenue l’un des principaux moyens trouvés pour préserver le patrimoine bâti de l’industrie et pour le mettre en valeur. Bien souvent d’ailleurs c’est l’unique moyen : les alternatives – la création d’un énième musée ou la pérennisation en l’état d’un monument historique « pur », sans autre raison d’être que celle d’être un monument, une attraction éventuelle pour touristes – ne sont que rarement envisageables. Depuis quelque temps, au-delà de la simple sauvegarde des bâtiments et de la mémoire – des mémoires – qu’ils peuvent incarner et transmettre, cette démarche s’est parée aussi de nouvelles vertus sous l’enseigne du développement durable. En effet, ne serait-ce qu’en termes d’économies globales d’énergie, la conservation d’un bâtiment et son recyclage pour accueillir de nouvelles fonctions est plus sensée que la démolition et la construction neuve, une médecine douce en quelque sorte, pour reprendre l’idée de Philippe Robert, opposée à la chirurgie radicale. Plus largement encore, la reconversion a dorénavant fait ses preuves comme un levier puissant dans la revitalisation de quartiers et de territoires entiers, voire dans le renouvellement d’images identitaires de villes entières. C’est ce que les Anglais appellent, succinctement, « conservation-led regeneration », la requalification urbaine induite par la conservation du patrimoine.
Depuis trente ans donc, la reconversion des bâtiments industriels est devenue monnaie courante dans tous les pays de vieille industrialisation et même dans certains pays d’industrialisation plus récente. À Taiwan, par exemple, on envisage la réutilisation à des fins culturelles d’une ancienne usine à cigarettes des années 1930, ruine envahie par une végétation tropicale et enkystée dans l’étonnant paysage à gratte-ciel de la capitale Taipei. Du Japon et de la Corée du Sud viennent des missions officielles pour scruter les pratiques européennes en matière de reconversion, pour en identifier les meilleures et pour s’en inspirer. En Europe, en effet, allant de pair avec un rejet plus général des rénovations urbaines au bulldozer caractéristiques des Trente glorieuses, des bâtiments industriels se sont vus transformés un peu partout, accueillant une grande variété d’usages contemporains : logements sociaux, lofts à bobos, locaux d’enseignement, bureaux, lieux de création artistique ou théâtrale, studios de cinéma, bibliothèques, ateliers-logements, pépinières d’entreprises assistées par ordinateur… Signe de notre époque – où, en sortant de leur école, les architectes, s’ils parviennent à construire, auront bien plus d’occasions de créer dans l’existant que de dessiner du neuf sur un terrain vierge –, les divas de l’architecture internationale ne négligent point ce type de commande : voir Piano à Lingotto (après Montrouge), Herzog et de Meuron à Londres, Borel et Ricciotti à Paris… Dans le même mouvement, les premiers spécialistes français de la reconversion de bâtiments industriels, Philippe Robert et Bernard Reichen, accèdent au statut de vedettes internationales.
Mais, pour les amis du patrimoine industriel, les produits finis de ces transformations ne sont pas toujours satisfaisants et les laissent souvent sur leur faim. C’est parfois un programme inapproprié ou trop dense, entraînant la recomposition et le remplissage de volumes exceptionnels et se résumant, en fin de compte, à de simples exercices de façadisme ou d’« enveloppisme ». C’est parfois des connaissances préalables par trop lacunaires, laissant disparaître des éléments porteurs de sens, éliminant des détails qui auraient pu étayer la restitution d’une histoire sociale ou technique. C’est parfois une absence de modestie de la part des maîtres d’œuvre, trop soucieux de laisser l’empreinte, définitive et irréversible, de notre propre époque et de leur propre passage. Et, sauf exception, une fois le bâtiment converti rendu à ses nouveaux usagers et occupants, c’est l’absence, sur place, de tout élément d’interprétation du passé des lieux, de toute tentative d’informer historiquement les regards. Pour toute reconversion d’un lieu industriel (ou autre), on plaiderait volontiers ici pour un 1% patrimonial, à l’instar du même pourcentage consacré à la commande d’œuvres d’art dans les constructions publiques nouvelles.
Ce thème de la reconversion est donc d’une certaine actualité, non seulement à Paris, où certains édifices « adoptés » par la revue – les Grands Moulins de Paris, l’usine d’air comprimé de la Sudac – sont sur le point d’être livrés à leurs nouvelles populations estudiantines, mais aussi à Belfort où l’Université de Technologie a récemment organisé une journée d’études sur le patrimoine industriel en tant que vecteur de reconquête économique. Enfin, parmi d’autres objectifs, le récent projet européen Working Heritage est parti à la recherche des bonnes pratiques dans la reconversion de bâtiments industriels et dans la requalification de leur environnement.
C’est ce même leitmotiv, l’analyse des pratiques et leur manière, plus ou moins réussie, de prendre en compte les multiples sens historiques qu’un site industriel peut receler, qui sous-tend les articles rassemblés ici : un survol tout d’abord de l’évolution de ces démarches de réutilisation dans leur première terre d’élection française entre Lille, Tourcoing et Roubaix ; trois études monographiques sur des opérations récentes ou en cours à Marseille, à Mulhouse et à Saint-Denis ; un entretien ensuite avec un promoteur particulier, créateur d’ateliers-logements dans des usines désaffectées de la banlieue parisienne, des reconversions « vernaculaires », oserait-on presque dire ; enfin, un compte rendu de la situation dans ce domaine en Grande-Bretagne par l’un de ses experts à English Heritage. S’ensuit, faute d’un impossible inventaire exhaustif des opérations réalisées en France ces dernières années, une série de notices plus courtes détaillant un certain nombre de projets dans différentes villes françaises. Relevant à la fois d’affinités des auteurs avec la revue et de lacunes dans notre propre sensibilisation, la sélection de sites examinés ici est un choix dont nous assumons la subjectivité. Deux regrets : rien, pour l’instant, sur le mouvement européen des Art Factories, ces friches souvent industrielles investies par des créateurs pour devenir des « nouveaux territoires de l’art » ; rien, non plus, sur les grands chantiers parisiens de la reconversion publique sur les rives de la Seine : l’usine Sudac en école d’architecture, les Grands Moulins de Paris en locaux universitaires, les halles Freyssinet en palais de justice ( ?). Un débat prévu autour de ces derniers projets, confrontant les vues de la revue, celles des architectes et celles de la maîtrise d’ouvrage, a été annulé au dernier moment. Nous espérons le relancer et le retranscrire pour un prochain numéro. En effet, la reconversion des bâtiments industriels reste un dossier ouvert, à revisiter...
n° 49, Décembre 2006
Avec le dossier thématique de ce numéro, l’AIF revient sur une question d’actualité, déjà débattue au colloque du CILAC au Creusot en 2004, et, bien avant, à celui de Trégastel en 1994. Cette question nous semble constituer l’un des trois grands enjeux du patrimoine industriel en cette première décennie du XXIe siècle. Le premier de ces enjeux demeure la poursuite, sur les plans national et régional, de l’effort méthodique d’accumulation de connaissances sur ce patrimoine, l’approfondissement de ces connaissances et leur partage avec un public aussi large que possible, celui en particulier des décideurs au sein des collectivités territoriales. Un aspect essentiel de cet impératif : l’enseignement autour du patrimoine de l’industrie et la formation à ses métiers, et à ses plaisirs, de nouvelles cohortes de chercheurs et de spécialistes. Le deuxième enjeu concerne l’étude plus particulière et la sauvegarde raisonnée du patrimoine des industries du XXe siècle, un patrimoine sans doute moins aisément apprécié que celui des siècles antérieurs, et, par la nature même de ses formes construites – on pense aux silos, aux hauts fourneaux, aux gazomètres, aux tours à plomb ou de trempe, aux lavoirs de charbon, aux grandes grues portuaires, aux usines chimiques et aux raffineries…–, d’une conservation et d’une « réinsertion » économique moins évidentes. Le troisième enjeu est donc celui de la réutilisation du patrimoine industriel, l’invention, pour les anciens sites et bâtiments de production, de nouveaux usages qui ne gommeraient pas leur histoire, n’occulteraient pas leurs valeurs de témoignage.
La réutilisation, le changement d’usage des bâtiments, est un phénomène qui se trouve en filigrane dans toute l’histoire de l’architecture : des temples de l’Antiquité qui deviennent des églises, des églises transformées en granges, des bâtiments conventuels qui accueillent des filatures et autres manufactures, des hôtels particuliers mués en ministères ou musées, des moulins transformés en résidences ou restaurants, des écuries en garages, des carrières investies par des champignonnières… Depuis la fin des années 1970, toutefois, depuis l’émergence en France d’une nouvelle sensibilité portée par l’archéologie industrielle, cette démarche de réutilisation, consciente et raisonnée, est devenue l’un des principaux moyens trouvés pour préserver le patrimoine bâti de l’industrie et pour le mettre en valeur. Bien souvent d’ailleurs c’est l’unique moyen : les alternatives – la création d’un énième musée ou la pérennisation en l’état d’un monument historique « pur », sans autre raison d’être que celle d’être un monument, une attraction éventuelle pour touristes – ne sont que rarement envisageables. Depuis quelque temps, au-delà de la simple sauvegarde des bâtiments et de la mémoire – des mémoires – qu’ils peuvent incarner et transmettre, cette démarche s’est parée aussi de nouvelles vertus sous l’enseigne du développement durable. En effet, ne serait-ce qu’en termes d’économies globales d’énergie, la conservation d’un bâtiment et son recyclage pour accueillir de nouvelles fonctions est plus sensée que la démolition et la construction neuve, une médecine douce en quelque sorte, pour reprendre l’idée de Philippe Robert, opposée à la chirurgie radicale. Plus largement encore, la reconversion a dorénavant fait ses preuves comme un levier puissant dans la revitalisation de quartiers et de territoires entiers, voire dans le renouvellement d’images identitaires de villes entières. C’est ce que les Anglais appellent, succinctement, « conservation-led regeneration », la requalification urbaine induite par la conservation du patrimoine.
Depuis trente ans donc, la reconversion des bâtiments industriels est devenue monnaie courante dans tous les pays de vieille industrialisation et même dans certains pays d’industrialisation plus récente. À Taiwan, par exemple, on envisage la réutilisation à des fins culturelles d’une ancienne usine à cigarettes des années 1930, ruine envahie par une végétation tropicale et enkystée dans l’étonnant paysage à gratte-ciel de la capitale Taipei. Du Japon et de la Corée du Sud viennent des missions officielles pour scruter les pratiques européennes en matière de reconversion, pour en identifier les meilleures et pour s’en inspirer. En Europe, en effet, allant de pair avec un rejet plus général des rénovations urbaines au bulldozer caractéristiques des Trente glorieuses, des bâtiments industriels se sont vus transformés un peu partout, accueillant une grande variété d’usages contemporains : logements sociaux, lofts à bobos, locaux d’enseignement, bureaux, lieux de création artistique ou théâtrale, studios de cinéma, bibliothèques, ateliers-logements, pépinières d’entreprises assistées par ordinateur… Signe de notre époque – où, en sortant de leur école, les architectes, s’ils parviennent à construire, auront bien plus d’occasions de créer dans l’existant que de dessiner du neuf sur un terrain vierge –, les divas de l’architecture internationale ne négligent point ce type de commande : voir Piano à Lingotto (après Montrouge), Herzog et de Meuron à Londres, Borel et Ricciotti à Paris… Dans le même mouvement, les premiers spécialistes français de la reconversion de bâtiments industriels, Philippe Robert et Bernard Reichen, accèdent au statut de vedettes internationales.
Mais, pour les amis du patrimoine industriel, les produits finis de ces transformations ne sont pas toujours satisfaisants et les laissent souvent sur leur faim. C’est parfois un programme inapproprié ou trop dense, entraînant la recomposition et le remplissage de volumes exceptionnels et se résumant, en fin de compte, à de simples exercices de façadisme ou d’« enveloppisme ». C’est parfois des connaissances préalables par trop lacunaires, laissant disparaître des éléments porteurs de sens, éliminant des détails qui auraient pu étayer la restitution d’une histoire sociale ou technique. C’est parfois une absence de modestie de la part des maîtres d’œuvre, trop soucieux de laisser l’empreinte, définitive et irréversible, de notre propre époque et de leur propre passage. Et, sauf exception, une fois le bâtiment converti rendu à ses nouveaux usagers et occupants, c’est l’absence, sur place, de tout élément d’interprétation du passé des lieux, de toute tentative d’informer historiquement les regards. Pour toute reconversion d’un lieu industriel (ou autre), on plaiderait volontiers ici pour un 1% patrimonial, à l’instar du même pourcentage consacré à la commande d’œuvres d’art dans les constructions publiques nouvelles.
Ce thème de la reconversion est donc d’une certaine actualité, non seulement à Paris, où certains édifices « adoptés » par la revue – les Grands Moulins de Paris, l’usine d’air comprimé de la Sudac – sont sur le point d’être livrés à leurs nouvelles populations estudiantines, mais aussi à Belfort où l’Université de Technologie a récemment organisé une journée d’études sur le patrimoine industriel en tant que vecteur de reconquête économique. Enfin, parmi d’autres objectifs, le récent projet européen Working Heritage est parti à la recherche des bonnes pratiques dans la reconversion de bâtiments industriels et dans la requalification de leur environnement.
C’est ce même leitmotiv, l’analyse des pratiques et leur manière, plus ou moins réussie, de prendre en compte les multiples sens historiques qu’un site industriel peut receler, qui sous-tend les articles rassemblés ici : un survol tout d’abord de l’évolution de ces démarches de réutilisation dans leur première terre d’élection française entre Lille, Tourcoing et Roubaix ; trois études monographiques sur des opérations récentes ou en cours à Marseille, à Mulhouse et à Saint-Denis ; un entretien ensuite avec un promoteur particulier, créateur d’ateliers-logements dans des usines désaffectées de la banlieue parisienne, des reconversions « vernaculaires », oserait-on presque dire ; enfin, un compte rendu de la situation dans ce domaine en Grande-Bretagne par l’un de ses experts à English Heritage. S’ensuit, faute d’un impossible inventaire exhaustif des opérations réalisées en France ces dernières années, une série de notices plus courtes détaillant un certain nombre de projets dans différentes villes françaises. Relevant à la fois d’affinités des auteurs avec la revue et de lacunes dans notre propre sensibilisation, la sélection de sites examinés ici est un choix dont nous assumons la subjectivité. Deux regrets : rien, pour l’instant, sur le mouvement européen des Art Factories, ces friches souvent industrielles investies par des créateurs pour devenir des « nouveaux territoires de l’art » ; rien, non plus, sur les grands chantiers parisiens de la reconversion publique sur les rives de la Seine : l’usine Sudac en école d’architecture, les Grands Moulins de Paris en locaux universitaires, les halles Freyssinet en palais de justice ( ?). Un débat prévu autour de ces derniers projets, confrontant les vues de la revue, celles des architectes et celles de la maîtrise d’ouvrage, a été annulé au dernier moment. Nous espérons le relancer et le retranscrire pour un prochain numéro. En effet, la reconversion des bâtiments industriels reste un dossier ouvert, à revisiter...
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