jeudi 12 février 2009

Espaces en friche, culture vivante

Article de Fabrice Raffin paru en octobre 2001 dans Le Monde Diplomatique


Dans de nombreuses villes d’Europe, quadrillées par les aménageurs, de petits groupes d’individus avides d’innovation culturelle entendent échapper au formatage des industries comme des institutions. S’étant emparés des seuls espaces laissés vacants, les friches industrielles ou marchandes, les casernes et les hôpitaux désaffectés, ils substituent des logiques de participation et d’engagement aux logiques de consommation et de contemplation culturelle, toutes deux marquées par une certaine passivité. Les oeuvres et les spectacles révèlent préoccupations sociales, intentions politiques et dimension festive.

Au début des années 1970, dans toute l’Europe qui sort d’une période fortement contestataire, de petits groupes d’individus entendent en finir avec des formes de diffusion et de créations culturelles que l’on résume à l’époque sous le vocable de culture bourgeoise. A Bruxelles, à Amsterdam et à Berlin notamment, ils revendiquent des espaces au coeur des villes, où ils pourraient assouvir leurs envies de cultures foisonnantes, libérées des canons de l’art, inscrites dans le quotidien et les préoccupations des populations. « Le lieu existe plus fort que le spectacle et les gens plus forts que le lieu, estime Jo Dekmine, directeur du Théâtre 140 et fondateur des Halles de Schaerbeek à Bruxelles, le spectacle est un feu ouvert, pas une finalité. »

Pour Dekmine, on viendrait dans ces lieux sur une impulsion. « On pourrait s’asseoir où l’on veut, changer de place, s’étendre même si on est fatigué, emporter son verre de bière ou de limonade, fumer sa cigarette. Une sorte de place publique où rien n’interdirait qu’un guitariste se mette à jouer dans un coin ou qu’un petit orchestre improvise un bal populaire. Le marché doit avoir sa pharmacie perpétuellement de garde, la librairie où l’on peut acheter une gazette à 10 heures du soir ou un tableau ou une orange à minuit, l’Espagnol qui fait des gambas, le boucher musulman qui cuit le méchoui. »

Il y avait peut-être quelque provocation utopique à revendiquer ainsi des morceaux de ville pour développer de tels projets. Leurs demandes répétées pour obtenir des lieux restaient lettre morte. Cela ne les arrêta pas. Ils s’emparèrent des espaces vacants de leur cité : les friches marchandes et industrielles, les casernes et les hôpitaux désaffectés. C’est ainsi que les Halles de Schaerbeek à Bruxelles, le Melkweg à Amsterdam, l’UfaFabrik à Berlin virent le jour, respectivement dans un ancien marché couvert, une sucrerie et un site cinématographique appartenant autrefois à l’UFA.

Près de trente ans plus tard, ces lieux sont toujours en activité. N’ayant rien perdu de leur vitalité, il semble en plus qu’ils aient fait discrètement de nombreux émules au cours de ces quinze dernières années. Sur l’ensemble du Vieux Continent, plusieurs dizaines de petits groupes se mobilisent et s’emparent à leur tour d’anciens espaces marchands et industriels pour développer leurs projets culturels. Ils s’appellent l’Ateneu Popular à Barcelone, la KulturFabrik à Esch-sur-Alzette, au Luxembourg, le Bloom dans la banlieue milanaise, le City Arts Centre à Dublin, l’Usine à Genève... En France, la Friche Belle de Mai à Marseille ou le Confort Moderne à Poitiers, respectivement une ancienne manufacture de tabac et d’anciens entrepôts d’électroménager, sont des exemples parmi les plus connus. Mais de Toulouse à Lyon, de Paris à Nîmes, d’autres lieux ne cessent de fleurir en dehors des cadres de l’action publique, tous engagés dans une lutte pour subsister.

Au-delà du type d’espace qu’elles occupent, si ces initiatives privées attirent toujours plus l’attention, c’est surtout en raison des modalités de développement culturel qu’elles proposent. Par de nombreux aspects, la démarche de leurs acteurs se trouve en décalage par rapport aux équipements « classiques », qu’ils soient publics ou privés. Leur originalité se décline notamment dans la volonté de mélange des disciplines et des styles artistiques, dans l’adoption d’un rapport aux oeuvres spécifique ou dans l’élaboration de nouveaux dispositifs de création et de diffusion. Il semblerait alors que des publics qui se montraient jusque-là peu enclins à la fréquentation de lieux culturels y trouvent quelques nouvelles prises.

Le phénomène est tel que le ministère de la culture montre un intérêt croissant pour ces initiatives privées. En octobre 2000, M. Michel Duffour, secrétaire d’Etat au patrimoine et à la décentralisation culturelle, commandait un rapport sur le sujet à Fabrice Lextrait, ancien administrateur de la Friche Belle de Mai. Intitulé, « Friches, laboratoires, fabriques, squats, projets pluridisciplinaires... : une nouvelle étape de l’action culturelle », le rapport, présenté le 19 juin 2001, préconisera explicitement le soutien aux lieux et aux projets non institutionnels dans leur ensemble.

A la recherche d’un « rafraîchissement » des politiques culturelles, beaucoup voient dans ces lieux une source d’inspiration féconde pour l’élaboration de nouveaux modèles. Néanmoins, ces rapprochements pourraient se montrer d’autant plus difficiles à réaliser que ces lieux semblent être nés, justement, des limites des politiques publiques, voire parfois à contre-courant de celles-ci. Elles se développent ensuite, dans chaque cas de manière originale, en fonction de contextes et d’envies spécifiques, échappant aux catégories normatives de classification dont le ministère aime user en général.

Que ce soit à Marseille et Poitiers ou à Genève, Dublin et Barcelone, l’histoire des collectifs qui occupent aujourd’hui les friches est toujours antérieure à leur installation dans les sites. Dans la plupart des cas, ces collectifs se forment parce que leurs acteurs ne trouvent pas dans leur ville respective, soit les domaines ou les styles artistiques auxquels ils veulent avoir accès, soit la manière dont ils veulent les voir diffuser.

Au début de ces histoires, les collectifs rassemblent rarement plus d’une poignée d’individus. Ensemble, ils vont unifier leur action autour d’une association, « L’oreille est Hardie » à Poitiers, « Système friche théâtre » à Marseille, « Etat d’urgences » à Genève, « Bidò de nou barris » à Barcelone. Il s’agit pour eux de se donner les moyens d’accéder à des musiques, des expositions ou des modalités de création qu’aucun acteur culturel local n’est selon eux en mesure de leur offrir aux conditions qu’ils souhaitent. Il n’y a pas toujours un refus a priori des structures institutionnelles existantes. Dans de nombreux cas, ils essayent même d’inscrire leur action dans les dispositifs locaux d’aide à la création ou tentent de travailler avec les lieux de diffusion de leur ville, des théâtres à Marseille, des salles municipales, et même les amphithéâtres de l’université à Poitiers.

Mais, lorsque les décalages sont trop grands avec les institutions, ils sont contraints de s’en éloigner. Cofondatrice du Confort Moderne, Fazette Bordage résume les difficultés rencontrées à Poitiers : « Nos cycles de production étaient très courts. Parfois, nous voulions organiser des concerts pour le soir même, mais avec les salles municipales il fallait s’y prendre deux semaines à l’avance. Pour faire du jazz tout allait très bien mais pour le rock, plus festif, qui fait plus de bruit et attire des populations plus hirsutes, nous commencions à avoir de vrais problèmes. Dans ces salles, rien n’était adéquat pour les concerts. L’idée d’un lieu qui soit le nôtre est née, parce que nous ne pouvions pas faire ce que nous voulions dans ces conditions.

L’idée de s’installer dans un lieu apparaît alors comme une solution, un moyen de structurer et de mettre en oeuvre les pratiques culturelles auxquelles aspirent leurs protagonistes. Encore rares aujourd’hui sont les municipalités à l’écoute de ce type d’initiatives, qui mettent par exemple un lieu à disposition. Dans le meilleur des cas, les collectifs rejoignent la sphère du privé et deviennent locataires d’un lieu - c’est le cas du Confort Moderne à ses débuts. Mais bien souvent, par manque de moyens, ils sont contraints de rejoindre l’illégalité et de squatter des sites désaffectés. Leur survie dépend désormais de leur capacité à faire reconnaître leur action par les pouvoirs publics. D’abord, afin d’obtenir une convention légale d’occupation, et par la suite une participation financière des collectivités territoriales ou de l’Etat.

Par leurs caractéristiques physiques, les espaces en friche correspondent aux exigences de la diffusion et de la production artistique dans la mesure où ces domaines d’activités requièrent bien souvent les mêmes besoins que la production industrielle : ils nécessitent de vastes espaces, ils sont bruyants, les matériaux bruts qu’ils utilisent sont porteurs de souillures et possèdent un caractère rebutant avant d’être assemblés et mis en forme pour être présentés au public. Pour Philippe Foulquié, homme de théâtre et fondateur, avec d’autres, de la Friche Belle de Mai, les contraintes spatiales inattendues offrent des possibilités d’utilisation bien moins uniformes qu’une salle à l’italienne par exemple et favorisent l’originalité des créations. C’est ainsi qu’un artiste comme Jean-Pierre Larroche a pu profiter des dimensions exceptionnelles des espaces de la Belle de Mai pour utiliser un véritable train, wagons et locomotive compris, lors de sa création Le DK (Té Récalcitrant) en juillet 1992.

À l’opposé de lieux spécialisés dans une unique discipline ou une seule étape du processus de production artistique, ces initiatives rassemblent sur un même site des activités et des disciplines habituellement séparées. Au Confort Moderne, on retrouve par exemple une double proposition artistique, entre musiques amplifiées et arts plastiques, mais, bien souvent, le lieu s’ouvre à d’autres styles musicaux, traditionnels ou technos, ainsi qu’à des disciplines comme le théâtre, le cinéma expérimental, etc. La Belle de Mai pour sa part se veut le lieu où toutes les disciplines sont au travail : danse, musique, théâtre, arts plastiques, audiovisuel, littérature, etc.

Cependant, dans tous les exemples évoqués jusqu’ici, les acteurs qui s’installent dans l’espace en friche ne limitent pas leur action à la diffusion. Plus largement, leur dispositif prend en compte l’ensemble des conditions nécessaires à la pleine existence d’une oeuvre. Il est ainsi possible de réaliser dans un même lieu toutes les étapes de la production artistique. Des techniciens, ingénieurs du son, éclairagistes, régisseurs aux spécialistes en relations publiques, l’ensemble des compétences nécessaires au bon fonctionnement de la « chaîne de coopération artistique » est présent sur le même site. A côté des artistes, des structures de tailles variables se spécialisent dans l’aide à la création, la diffusion, la promotion, la formation. Toujours dans le cas de la Belle de Mai, une radio, un journal, des spécialistes des nouvelles technologies ainsi que des entreprises culturelles, représentent autant d’occasions d’accompagnement et de valorisation des projets artistiques.

Les exemples similaires foisonnent dans toute l’Europe (1). Le City Arts Centre à Dublin comme la KulturFabrik à Esch-sur-Alzette, au Luxembourg, peuvent accueillir des plasticiens, des musiciens ou des compagnies de théâtre en résidence pour y développer une oeuvre, de sa conception à sa diffusion aux publics.

Ce rassemblement sur un même site d’activités et de disciplines artistiques habituellement séparées semble exciter les imaginations. Les producteurs ou artistes peuvent êtres sollicités en fonction des besoins du projet de l’un d’entre eux. On verra, par exemple, un plasticien s’associer aux organisateurs d’une soirée techno pour faire un décor original, des musiciens travailler avec des comédiens pour une performance commune. Dans ces lieux, les coopérations artistiques apparaissent, disparaissent, se croisent continuellement.

Contrairement aux équipements culturels orientés par des principes ou une politique structurée, parfois rigide, les projets de « friches » présentent ainsi un caractère inachevé, incertain. Leurs contours s’affirment dans l’action, au fil des événements et de l’évolution de l’intérêt de leurs protagonistes. Les incertitudes sont d’autant plus fortes que la notion d’art s’entoure souvent de flou parce qu’elle côtoie de nombreux autres registres.

Une brèche dans l’héritage de Malraux
Des liens plus imperceptibles, qui vont au-delà des sens esthétiques, existent entre les membres des associations. Pour eux, les projets culturels et artistiques ne prennent pleinement leur sens que dans leur relation à d’autres sphères d’activités, sociales, économiques et politiques, de loisirs aussi. La diffusion d’un spectacle ou d’un concert, d’une exposition, ne semble avoir d’intérêt que liée à un projet plus large : une revendication politique, sociale, et souvent une intention festive, de loisir ou encore d’animation pour la ville, le quartier. C’est le Confort Moderne qui met à disposition ses locaux pour les intermittents du spectacle durant les manifestations de 1998 ; l’Usine à Genève qui sert de base pour les manifestants « anti-mondialisation » lors du congrès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1998.

Le monde culturel qui se déploie dans ces lieux se montre ainsi souvent en relation avec l’extérieur, avec le quotidien et les préoccupations des citadins. Le refus des segmentations entre l’art et d’autres sphères d’activités est au fondement d’une interrogation sur le rôle de l’artiste aujourd’hui. Le lieu culturel et l’accès aux oeuvres se trouvent mis à proximité et en continuité de pratiques plus anodines de convivialité, de commerce, de service.
Cette perspective permet de comprendre que des activités apparemment déconnectées de « la culture » soient accueillies pour faire du site dans son ensemble un lieu de vie au sens large. A côté des espaces de création et de diffusion se trouvent ainsi des cafés, des restaurants, mais parfois aussi une librairie, des magasins de disques, de vêtements, un coiffeur, une crèche, une boulangerie, etc.

Les productions artistiques et culturelles ne présentent pas ici de ruptures qualitatives ou stylistiques fondamentales. Plus que la recherche de l’excellence, chacun dans son domaine construit et réalise une passion. Que ce soit du côté des créateurs, des organisateurs ou des publics, la recherche de satisfaction expressive est primordiale. Ce sont eux qui définissent ce qui représente l’intérêt culturel, la qualité artistique et les codes qui s’y attachent ; ce sont eux qui s’organisent pour les faire vivre. Pour Sandy Fitzgerald, directeur du City Arts Centre de Dublin, l’art au quotidien serait ainsi un moyen de poétiser sa vie, de la mettre en récit. La force de tels lieux provient certainement aussi de cet intérêt premier, partagé par tous : voir, écouter des artistes qu’on aime, leur donner la possibilité de s’exprimer, et parfois s’exprimer soi-même. Le public construit lui-même le lieu culturel qui lui convient.
Par leur attitude passionnée, extrêmement motivée, les acteurs de ces lieux nous rappellent que les avatars des politiques n’ont jamais englobé qu’une partie de nos pratiques et de nos espoirs culturels. Les qualités expressives des pratiques culturelles qu’ils développent sont à l’opposé d’une neutralité de la culture mise en avant et recherchée en France depuis l’instauration des premiers ministères dans ce domaine. Une époque où la conception de la culture était imprégnée d’universalisme et d’austérité et où Malraux affirmait : « Si la culture existe, ce n’est pas du tout pour que les gens s’amusent. »

Les acteurs de ces lieux créent des brèches dans cet héritage. Au Confort Moderne et à la Belle de Mai, comme à l’Ateneu Popular, à la KulturFabrik, au City Arts Centre, à l’Usine, il semblerait que l’on ait mis entre parenthèses, sans les abandonner complètement, les prétentions démesurées de cette conception de l’art tout en complexifiant son approche. Ce serait une approche parallèle pour laquelle les segmentations entre les pratiques et les disciplines, entre l’art, les cultures et la vie, de fait, ne sont plus de mise. Ces pratiques artistiques et culturelles recouvrent autant des prétentions universalistes que des sens immédiats et expressifs. Avec elles, la neutralité culturelle prend un tour revendicatif pour exprimer l’altérité, les différences.

On mesure alors le chemin parcouru par le ministère de la culture, puisqu’il affirme désormais son soutien aux initiatives « non institutionnelles ». Néanmoins, l’annonce du 19 juin n’a pas été accompagnée de mesures concrètes, notamment budgétaires, provoquant les critiques de tous les acteurs qui connaissent des situations de forte précarité et d’incertitude. Il faut encore attendre pour mesurer l’impact réel de ces bonnes volontés.
Photo : Eric Chevance et Fabrice Raffin

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